Voila copie colle une numerisation OCR par mon IRIS pro Middle East de Philippe-Jean Catinchi sur la vie d'Umberto dans le Monde du 21-22 fevrier.
Umberto Eco
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hilosophe, écrivain et es¬sayiste, Umberto Eco est mort à 84ans, vendredi soir 19 février, à son do¬
micile, à Milan, des suites d'un cancer, a confirmé sa famille au quotidien italien La Repubblica.
Pionnier de la sémiotique - la science des signes - et théoricien du langage (notamment de la ré¬ception), ce qui court en filigrane tout au long de son.œuvre roma¬nesque, auteur de nombreux es¬sais sur l'esthétique et les médias, il a écrit tardivement son premier roman, qui connaît un succès considérable, Le Nom de la rose, paru en 1980 chez Pabbri-Bom¬pian, puis e1l1982, chez Grasset. Cette enquête policière au sein d'une communauté religieuse au XIVe siècle, traduite en une qua¬rantaine de langues et adaptée au cinéma, lui assura une notoriété quasi universelle.
Né dans le Piémont, à Alessan¬dria, le 5 janvier tojz, au sein d'une famille de la petite bour¬geoisie - son grand-père est un enfant trouvé et son père, aîné de 13 enfants, est le premier à passer du monde des prolétaires à celui des employés -, Umberto Eco grandit sur fond de guerre et de maquis (<
Mais Eco n'en reste pas à l'étude théorique. Dès 1955, il est assis¬tant à la télévision et travaille sur les programmes culturels de la chaîne publique italienne, la RAI. Tandis qu'il se lie d'amitié avec le musicien Luciano Berio, il intègre la Neoavanguardia qui, bien que «de gauche », rejette la littérature « engagée» ; ainsi, Eco collabore, à partir de 1956, aux revues Il Verri et Rivista di estetica.
Il dirige, en 1960, une collection d'essais philosophiques pour l'éditeur milanais Bompiani, et prolonge l'aventure collective, en participant, en 1963, avec de jeu¬nes intellectuels et artistes de sa génération, tels Nanni Balestrini
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Si la curiosité et le champ d'investigation d'Eco connaissent peu de limites, la constante de son analyse reste la volonté de « voir du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits»
crit dans le sillage de Joyce, Pound, Borges, Gadda - autant d'auteurs essentiels pour Umberto Eco. Avant l'austère mensuel Quindici, lancé en juin 1967, futur creuset des mouvements de 1968, la même équipe lance une revue de culture contemporaine - art.litté¬rature, architecture, musique - Marcatré (1963-1970), tandis que le jeune penseur, attiré par le jour¬nalisme, commence une collabo¬ration durable avec la presse (The Times Literary Supplement, dès 1963 et EEspresso, dès 1965).
Mais il n'abandonne pas l'ensei¬gnement: de 1966 à 1970, il exerce successivement à la faculté d'ar¬chitecture de Florence et à celle de Milan et intervient aussi à l'uni¬versité de Sao Paulo (1966), à la New York University (1969) et à Buenos Aires (1970).
Esthétique de l'interprétation
En 1971, l'année même où il fonde Versus, revue internationale des études sémiotiques, Eco enseigne cette science à la faculté de lettres et de philosophie de Bologne, où il obtient la chaire de la discipline, en 1975. Pour Eco, cette science ex¬périmentale inaugurée par Ro¬land Barthes est, plus qu'une mé¬thode, une articulation entre ré¬flexion et pratique littéraire, cul¬tures savante et populaire. Il le prouve magistralement, lors de sa leçon au Collège de France, dont il a été le titulaire de la chaire euro¬péenne en 1992 (<
. 1964), La Guerre du faux, recueil publié en France, en 1985, chez Grasset, à partir d'articles écrits entre 1973 et 1983, etDe Superman au surhomme (1976-1993).
Dans Apocalittici e Integrati, no¬tamment, il distingue, dans la ré¬ception des médias, une attitude «apocalyptique », tenant d'une vision élitaire et nostalgique de la culture, et une autre, «intégrée », qui privilégie le libre accès aux produits culturels, sans s'interro¬ger sur leur mode de production. A partir de là, Eco plaide pour un engagement critique à l'égard des médias. Ensuite, ses recherches l'amèneront à se pencher sur les genres considérés comme mi¬neurs - tels le roman policier ou le roman-feuilleton, dont il analyse les procédés et les structures -, mais également sur certains phé¬nomènes propres à la civilisation contemporaine, comme le foot¬ball, le vedettariat, la publicité, la mode ou 'le terrorisme. D'où son active participation aux débats de la cité, qu'elle soit à l'échelle locale ou à l'échelle planétaire ...
Si la curiosité et le champ d'in¬vestigation d'Umberto Eco con¬naissent peu de limites, la cons¬tante de son analyse reste la vo¬lonté de « voir du sens là où on se¬rait tenté de ne voir que desfaits ». C'est dans cette optique qu'il a cherché à élaborer une sémioti¬que générale, exposée, entre autres, dans La Structure absente (Mercure de France, 1972), Le Si¬gne, histoire et analyse d'un con¬cept (Editions Labor, 1988), plus encore dans son Traité de sémio¬tique générale (Bompiani, 1975). Ainsi contribue-t-il au dévelop¬pement d'une esthétique de l'in¬terprétation.
Il se préoccupe de la définition de l'art, qu'il tente de formuler dès L'Œuvre ouverte (Seuil, 1965), où il pose les jalons de sa théorie, en montrant, au travers d'une sé¬rie d'articles qui portent notam¬ment sur la littérature et la musi-
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mesure où plusieurs signifiés co¬habitent au sein d'un seul signi¬fiant. Le texte n'est donc pas un objet fini, mais, au contraire, un objet «ouvert» que le lecteur ne peut se contenter de recevoir pas¬sivement et qui implique, de sa part, un travail d'invention et d'interprétation. L'idée-force d'Umberto Eco, reprise et déve¬loppée dans Lector in fabula (Grasset, 1985), est que le texte, parce qu'il ne dit pas tout, re¬quiert la coopération du lecteur.
Aussi le sémiologue élabore-t-il la notion de «lecteur modèle », lecteur idéal qui répond à des nor¬mes prévues par l'auteur et qui non seulement présente les com¬pétences requises pour saisir ses intentions, mais sait aussi «inter¬préter les non-dits du texte». Le texte se présente comme un champ interactif. où l'écrit, par as¬sociation sémantique, stimule le lecteur, dont la coopération fait partie intégrante de la stratégie mise en oeuvre par l'auteur.
Un succès phénoménal
Dans Les Limites de l'interpréta¬tion (Grasset, 1992), Umberto Eco s'arrête encore une fois sur cette relation entre l'auteur et son lec¬teur. Il s'interroge sur la défini¬tion de l'interprétation et sur sa possibilité même. Si un texte peut supporter tous les sens, il dit tout et n'importe quoi. Pour que l'interprétation soit possible, il faut lui trouver des limites, puis¬que celle-là doit être finie pour pouvoir produire du sens. Um¬berto Eco s'intéresse là aux appli¬cations des systèmes critiques et aux risques de mise à plat du texte, inhérents à toute démarche interprétative. Dans La Recherche de la langue parfaite dans la cul¬ture européenne (Seuil, 1993), il étudie ainsi les projets fonda-
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teurs qui ont anim"l la' quMe d'une langue idéale. Une langue universelle qui n'est pas une lan¬gue à part, langue originelle et utopique ou langue artificielle, mais une langue idéalement constituée de toutes les langues.
Professeur, chroniqueur et cher¬cheur, Eco a, tout au long de sa car¬rière, repris en recueil nombre de ses conférences et contributions, des plus humoristiques (Pastiches et postiches, chez Messidor, en 1988; Comment voyager avec un saumon, chez Grasset, en 1998) aux plus polémiques (Croire en quoi ?, chez Rivages, en 1998, Cinq questions de morale, chez Grasset, en 2000). Mais aussi. retrouvant le pari qu'il avait relevé pour Born¬piani à la fin des années 1950 en réalisant une somme illustrée, La Grande histoire des inventions. il s'est essayé tardivement à des synthèses personnelles: Histoire de la beauté (Seuil, 2004), Histoire de la laideur (Flammarion, 2007) ou Histoire des lieux de légende (Flammarion, 2013), en marge d'un saisissant Vertige de la liste (Flammarion. 2009), dont le ton croise le savoir de l'érudit et la li¬berté de l'écrivain, car Umberto Eco est également romancier.
Ses oeuvres de fiction sont. d'une certaine façon, l'applica¬tion des théories avancées dans L'Œuvre ouverte DU Lector in fa¬bula. Ses deux premiers romans, Le Nom de la rose (1980) et Le Pen¬dule de Foucault (Grasset, 1990), qui rencontrent, contre toute at¬tente, un succès phénoménal, se présentent comme des romans où se mêlent ésotérisme, humour et enquête policière.
A chaque page, l'érudition et la sagacité du lecteur sont sollicitées par une énigme. une allusion, un pastiche ou une citation. Le pre¬mier roman, situé en 1327. en un
temps troublé de crise politique et religieuse, d'hérésie et traque inquisitoriale, se déroule dans une abbaye où un moine francis¬cain, préfiguration de Sherlock Holmes, tente d'élucider une sé¬rie de crimes obscurs.
A partir de là, trois lectures sont possibles, selon qu'on se pas¬sionne pour l'intrigue, qu'on suive le débat d'idées ou qu'on s'attache à la dimension allégorique, qui présente, à travers le jeu multiple des citations, « un livre fait de li¬vres ». L'Umberto Eco lecteur de Borges et de Thomas di\quin est, plus que jamais, présent dans ce roman, qui a connu un succès mondial et a été adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud avec Sean Connery dans le rôle princi¬pal. Le Pendule de Foucault mêle histoire et actualité à travers une investigation menée sur plusieurs siècles, de l'ordre du Temple au sein des sectes ésotériques.
Echappée intime, exceptionnelle Troisième jeu romanesque, L'Île du jour d'avant (Le Livre de Poche, 1996) est une évocation de la pe¬tite noblesse terrienne italienne du XVIIe siècle. Le récit d'une édu¬cation sentimentale, mais égale¬ment, à travers une description de l'identité piémontaise, un roman nostalgique et en partie autobio¬graphique: l'auteur se penche sur ses propres racines, comme il le fait plus tard dans son livre le plus personnel, La Mystérieuse Flamme de la reine Loana (Gras¬set, 2005), sorte d'autoportrait dé¬guisé en manteau di\rlequin co¬loré d'images illustrées de l'en¬fance. Amnésique à la recherche de son passé, Yambo, double d'Eco, reconstruit son identité, en s'appuyant sur ses lectures de jeu¬nesse des années 1930, quand les romans d'aventures français et les
bandes dessinées américaines concurrençaient la propagande fasciste. Cette échappée intime, exceptionnelle chez un homme dont la pudeur est la règle, est sans exemple.
De Baudolino (Grasset, 2002), éblouissante chronique du temps de Frédéric Barberousse tenu par un falsificateur de génie, à Nu¬méro Zéro (Grasset, 2015), fable aussi noire que féroce qui épingle la faillite contemporaine de l'in¬formation, en passant par Le Ci¬metière de Prague (Grasset, 20U), où le thème du complot, si pré¬sent dans l'œuvre, est au cœur d'une fiction glaçante, Eco renoue avec une envergure plus large, des interrogations plus éthiques où l'érudition et la malice le dispu¬tent au jeu, sur le vrai et le faux, la forme aussi, puisque l'écrivain se plaît à croiser les registres et mul¬tiplier les défis.
Eco est un de ces noms donnés aux enfants sans identité, acro¬nyme latin qui convoque la pro¬vidence (ex coelis oblatus, don des cieux, en quelque sorte). Il fallait au moins ce clin d'œil pour le plus facétieux des érudits, le plus lettré des rêveurs. S'il paro¬diait Dante, à 12 ans, quand il se voulait conducteur de tramway, Umberto Eco désarme toujours autant les commentateurs. Phi¬losophe destiné à intégrer la vé¬nérable et très sélective Library of Living Philosophers, il semble toutefois promis à une postérité de romancier. Sorte de Jean Pic .de la Mirandole converti à l'Oulipo, celui que le médiéviste Jacques Le Goff, qui a conseillé le cinéaste du Nom de la rose, appe¬lait « le grand alchimiste» est au moins, à coup sûr, l'idéal du pen¬seur pluriel, de l'obsédé textuel, du lecteur amoureux. _
PHILIPPE-JEAN CATINCHI