Cet article dans le Monde du Dimanche 21-Lundi 22 Fevrier avec l'article de Kamel Daoud se retirant du journalisme:
"Difficile d'imaginer que tu pourrais croire ce que tu as écrit" par ADAM SHATZ
L'artcle de Kamel Daoud, "Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens," sera suivi par l'itroduction,par SERVICE DEBATS du journal, Le Monde, sur l'article de K Daoud le 21 février, et l'article d'Adam Shatz dans le New York Times et publié dans LeMonde:
her ami, j'ai lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m'a touché
par sa générosité et sa lucidité.
Etrangement, ton propos est venu conforter la décision que j'ai prise
au cours des derniers jours. J'y ai surtout retenu l'expression de ton amitié
tendre et complice malgré l'inquiétude. je voudrais cependant répondre.
rai longtemps écrit avec le même esprit qui ne s'encombre pas des
avis d'autrui quand ils sont dominants. Cela m'a donné une liberté de ton, un
style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et
irresponsabilité ou audace. Ou même naïveté. Certains aimaient cela, d'autres
ne pouvaient l'accepter. J'ai taquiné les radicalités et essayé de défendre
ma liberté face aux clichés dont j'avais horreur.
J'ai essayé aussi de penser. Par l'article de presse ou la
littérature. Pas seulement parce que je voulais réussir mais aussi parce que
j'avais la terreur de vivre une vie sans sens. Le journalisme, en Algérie,
durant les années dures m'avait assuré de vivre la métaphore de l'écrit,le
mythe de l'expérience,
rai donc écrit souvent, trop, avec fureur, colère et amusement. J'ai
dit ce que je pensais du sort de la femme dans mon pays, de la liberté, de la
religion et d'autres grandes questions qui peuvent nous mener à la prise de
consciente, à l'abdication ou à l'intégrisme, selon nos buts dans la vie.
Sauf qu'aujourd'hui, avec le succès médiatique, j'ai fini par comprendre deux
ou trois choses.
D'abord que nous vivons désormais une époque de sommations. Si on
n'est pas d'un côté, on est de l'autre; le texte sur «Cologne» j'en avais
écrit une partie, celle sur la femme, il y a des années. A l'époque, cela
n'a fait réagir personne ou si peu. Aujourd'hui, les temps ont changé: des
crispations poussent à interpréter et l'interprétation pousse au procès.
J'avais écrit cet article et celui du New York Times début
janvier; leur succession dans le temps est donc un accident et pas un
acharnement de ma part. J'ai écrit poussé par la honte et la colère contre les
miens et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J'y ai dit ma
pensée et mon analyse sur un aspect que l'on ne peut cacher sous prétexte de
«charité culturelle».
je suis écrivain et je n'écris pas des thèses d'universitaire. C'est
une émotion aussi. Que des universitaires pétitionnent contre moi
aujourd'hui, à cause de ce texte, je trouve cela immoral: parce qu'ils ne
vivent pas ma chair ni ma terre, et que je trouve illégitime sinon scandaleux
que certains me prononcent coupable d'islamophobie depuis des capitales
occidentales et leurs terrasses de café où règnent le confort et la
sécurité. Le tout servi en forme de procès stalinien et avec le préjugé du
spécialiste: je sermonne un indigène parce que je parle mieux que lui des
intérêts des autres indigènes et postdécolonisés. Cela m'est intolérable
comme posture. je pense que cela reste immoral de m'offrir en pâture à la
haine locale sous le
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verdict d'islamophobie qui sert aujourd'hui aussi
d'inquisition. je pense que c'est honteux de m'accuser de cela en restant
bien loin de mon quotidien et celui des miens.
L'islam est une belle religion selon l'homme qui la
porte, mais j'aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu'y
résonnent les pas d'un homme qui marche. Ces pétitionnaires embusqués ne
mesurent pas la conséquence de leurs actes sur la vie d'autrui.
Cher ami, j'ai compris aussi que l'époque est dure.
Comme autrefois l'écrivain venu du froid, aujourd'hui l'écrivain venu du
monde dit «arabe» est piégé, sommé, poussé dans le dos et repoussé. La
surinterprétation le guette et les médias le harcèlent pour conforter qui
une vision, qui un rejet et un déni. Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens. Le désir est malade dans nos terres et le corps
est encerclé. Cela, on ne peut pas le nier et je dois le dire et le dénoncer.
Mais je me retrouve soudainement responsable de ce qui va être lu selon les
terres et les airs. Dénoncer la théocratie ambiante chez nous devient un
argument d'islamophobe ailleurs.
Est-ce ma faute? En partie. Mais c'est aussi la faute
de notre époque. C'est ce qui s'est passé pour la tribune sur « Cologne». je l'assume mais je me trouve désolé pour
ce à quoi elle peut servir comme déni d'humanité de
l'Autre. L'écrivain venu des terres d'Allah se trouve aujourd'hui au centre
de sollicitations médiatiques intolérables. je n'y peux rien mais je peux
m'en soustraire: par la prudence, comme je l'ai cru, mais aussi par le
silence comme je le choisis désormais.
je vais donc m'occuper de littérature et, en cela, tu
as raison. J'arrête le journalisme sous peu. je vais aller écouter des
arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer.
Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. je
me résous à creuser et non déclamer.
J'ai pour ma terre l'affection du désenchanté. Un
amour secret et fort. Une passion. J'aime les miens .et les cieux que
j'essaye de déchiffrer dans les livres et avec l'œil la nuit. je rêve de
puissance, de souveraineté pour les miens, de conscience et de partage. Cela
me déçoit de ne pas vivre ce rêve. Cela me met en colère ou me pousse au
châtiment amoureux. je ne hais pas les miens, ni l'homme en l'autre. je
n'insulte pas les raisons d'autrui. Mais j'exerce mon droit d'être libre. Ce
droit a été mal interprété, sollicité, malmené ou jugé. Aujourd'hui, je veux
aussi la liberté de faire autre chose. Mille excuses si j'ai déçu, un moment,
ton amitié cher Adam.
Et si je rends publique cette lettre aujourd'hui,
c'est parce qu'elle s'adresse aux gens affectueux de bonne foi comme toi.Et
surtout à toi. •
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écrivain est lauréat du prix
du premier roman Meursoult
" (Actes Sud, 2014)C
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article de Adam Shatz, que
nous publions ci-contre. Les deux hommes échangent sur le débat suscité par
deux récentes tribunes de fantasmes », est parue dans Le Monde le 5 février, après avoir été diffusée par
le quotidien italien Là'Re.e.ubblica et le magazine suisse L'Hebdo.
Le second article a été publié dans le New York Times du 14
février.
Ces deux textes portaient sur les agressions
sexuelles de masse commises la nuit du 31 décembre à Cologne, dont les auteurs
présumés seraient des migrants. Kamel Daoud soulignait ainsi dans Le Monde
les «fantasmes " que révèle le débat sur la nuit de Cologne.
Il s arrêtait tout
d'abord aux réactions occidentales. ou deux lectures s'af-
__ ~,l'une tentée
par l'angélisme. l'autre par la diabolisation. Kamel Daoud renvoie dos à dos
la gauche et la droite (ainsi que l'extrême droite), qui refusent, selon
lui, de penser pleinement les événements. Contre ces idées préconçues, il
demande que l'accueil ne soit pas seulement une procédure administrative,
mais soit complété par une démarche d'accompagnement culturel. quitte « à
partager, à imposer, à défendre, à faire comprendre» des valeurs, afin d'aider les migrants
à sadapter a un nouvel espace où les femmes ne sont pas déconsidérées, comme
elles le sont dans le monde arabo-musulman. Car Cologne est le triste rappel
du fait que la femme y est « niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée », «Le sexe est la plus grande
misère dans le "monde diUlah': A tel point qu'il a donné naissance à ce pornoislamisme dontfont
discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs "fidèles",
descriptions
d'un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux,fantasme
des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics,
puritanisme des dictatures, voile et burqa. »
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SILENCE
MÉDIATIQUE
Il a poussé plus loin cette réflexion dans le New
York Times. Il y affirmait: «Aujourd'hui, avec les derniers flux d'immigrés du MoyenOrient
et dilfrique, le
rapport
pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme
fait irruption en Europe. Ce qui avait été le spectacle
dépaysant de terres lointaines prend les allures d'une confrontation
culturelle sur le sol même
de l'Occident. Une différence autrefois désamorcée par la distance et une
impression de supériorité est devenue une menace immédiate. Le grand public en Occident découvre, dans la .
peuret l'agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade. »
Le 12 février, un collectif de
chercheurs lui répondait dans les colonnes du Monde. Ils l'accusaient
d' « alimenter
les fantasmes islamophobes d'une partie croissante du public européen ». Il réduirait également « un espace regroupant plus d'un
milliard d'habitants et s'étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à
une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion ». Kamel Daoud aurait en outre le
tort de présenter les réfugiés comme « culturellement inadaptés et
psychologiquement déviants », ils devraient « avant toute chose être rééduqués
». Ce « paternalisme
colonial» permettrait
de « conditionner l'accueil de personnes quifuient la guerre et la dévastation
».
Dans une tout autre affaire, un
imam salafiste, Abdelfattah Hamadache Zeraoui; a prononcé une fatwa à son
encontre le 16 décembre2014, appelant il son « exécution»,
L'écrivain fait aujourd'hui le choix
du si lence médiatique, près de vingt ans après
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|
PAR ADAM SHATZ
Cher Kamel, il y a quelques jours, une amie tunisienne m'a envoyé une tribune parue dans Le Monde. Ce texte portait la signature de plusieurs universitaires que je connais. Des universi¬taires un peu bien-pensants, c'est vrai, mais, quand même, des gens qui ne sont pas tes adversaires - qui ne devraient pas être tes adversai¬res. Le ton de la lettre m'a dérangé. Je n'aimais pas le style de dénoncia¬tion publique, un style qui me rap¬pelait un peu le style gauche-sovié¬tique-puritain. Et tu dois savoir qu'en tant qu'ami je ne signerai pas de telle lettre contre toi, bien que je ne partage pas du tout les opinions que tu as exprimées dans cet article, et par la suite, même plus féroce¬ment encore, me semble-t-il, dans la tribune du New York Times.
Pour moi, c'est très difficile d'ima¬giner que tu pourrais vraiment croire ce que tu as écrit. Ce n'était pas le Kamel Daoud que je connais et dont j'ai fait le portrait dans un long article. Nous avons beaucoup parlé des problèmes de sexe dans le monde arabo-musulman quand j'étais à Oran. Mais nous avons aussi parlé des ambiguïtés de la « culture » (mot que je n'aime pas) ; par exem¬ple, le fait que les femmes voilées sont parfois parmi les plus émanci¬pées sexuellement. Dans tes écrits récents, c'est comme si toute l'ambi¬guïté dont nous avons tant discuté, et que, plus que personne, tu pour¬rais analyser dans toute sa nuance, a disparu. Tu l'as fait de plus dans des publications lues par des lecteurs oc¬cidentaux qui peuvent trouver dans ce que tu écris la confirmation de préjugés et d'idées fixes.
«TOMBER DANS DES PIÈGES»
Je ne dis pas que tu l'as fait exprès, ou même que tu joues le jeu des « im¬périalistes ». Non, je ne t'accuse de rien. Sauf de ne pas y penser, et de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux. Je pense ici surtout à l'idée selon laquelle il y aurait un rapport direct entre les événements de Cologne et l'isla¬misme, voire 1'« islam » tout court.
Je te rappelle qu'on a vu, il y a quel¬ques années, des événements simi¬laires, certes pas de la même am¬pleur, mais quand même, lors de la parade du Puerto Rican Day à New York. Les Portoricains qui ont alors molesté des femmes dans la rue n'étaient pas sous l'influence de l'islam mais de l'alcool...
Sans preuve que l'islam agissait sur les esprits de ces hommes à Co¬logne, il me semble curieux de faire. de telles propositions, et de suggé¬rer que cette « maladie » menace l'Europe ... Dans son livre La Maladie comme métaphore (Christian Bour¬gois, 2005), un ouvrage devenu un classique, Susan Sontag démontre que l'idée de « maladie » a une his-
toire pas très reluisante, souvent
liée au fascisme. Les juifs, comme tu r le sais, étaient considérés comme
une espèce de maladie; et les antisé¬mites d'Europe, au XIXe siècle, à l'époque de l'émancipation, se sont montrés très préoccupés des coutu- ". mes sexuelles des juifs et de la do-. '" mination des hommes juifs sur les
femmes ... Les échos de cette obses-
••
sion me mettent mal à l'aise.
Je ne dis pas qu'il ne faut pas parler de la question sexuelle dans le monde arabo-musulman. Bien sûr que non. Il y a beaucoup d'écrivains qui en ont parlé d'une façon révéla¬trice (la sociologue marocaine Fa¬tima Mernissi, le poète syrien Ado¬nis, même, quoiqu'un peu hystéri¬quement, le poète algérien Rachid Boudjedra) et je sais de nos conver¬sations, et de ton roman magistral, que tu as tout le talent nécessaire pour aborder ce sujet. Il n'y a pas beaucoup de personnes qui peu¬vent en parler avec une telle acuité. Mais après avoir réfléchi, et dans une forme qui va au-delà de la pro¬vocation et des clichés.
Après avoir lu ta tribune, j'ai dé¬jeuné avec une auteure égyptienne, une amie que tu aimerais bien, et elle me disait que ses jeunes amis au Caire sont tous bisexuels. C'est quelque chose de discret, bien sûr, mais ils vivent leur vie; ils trouvent leurs orgasmes, même avant le ma¬riage, ils sont créatifs, ils inventent une nouvelle vie pour eux-mêmes, et, qui sait, pour l'avenir de l'Egypte.
Il n'y a pas d'espace pour cette réa¬lité dans les articles que tu as pu¬bliés. Il n'y a que la « misère » - et la menace que représentent ces misé¬rables qui sont actuellement réfu¬giés en Europe. Comme les juifs le disent pour leur Pâque (et ce que les Israéliens oublient en Palestine) : il faut toujours se souvenir que l'on a été étranger dans la terre d'Egypte.
Kamel, tu es tellement brillant, et tu es tendre, aussi, ça, je le sais. C'est à toi, et à toi seul, de décider comment tu veux t'engager dans la politique, mais je veux que tu sa¬ches que je m'inquiète pour toi, et que j'espère que tu réfléchiras bien à tes positions ... et que tu retourneras au mode d'expression qui. à mon avis, est ton meilleur genre: la litté¬rature.
J'espère que tu comprendras que je t'écris avec le sentiment de la plus profonde amitié.
Adam Shatz est un essayiste
et journaiiste américain. Il contribue
la London Reviev« of Books.
En
il
un long
portrait de Kamel Daoud dans le" New York