4/19/2016

Café de Flore, l'"anti-Daoudisme"

Cet article dans le Monde du Dimanche 21-Lundi 22 Fevrier avec l'article de Kamel Daoud se retirant du journalisme:
"Difficile d'imaginer que tu pourrais croire ce que tu as écrit" par ADAM SHATZ

L'artcle de Kamel Daoud, "Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens," sera suivi par l'itroduction,par SERVICE DEBATS du journal, Le Monde, sur l'article de K Daoud le 21 février, et l'article d'Adam Shatz dans le New York Times et publié dans LeMonde:


   
à l'avenir des miens »
PAR KAMEL DAOUD
c
her ami, j'ai lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m'a touché par sa générosité et sa lucidité.

Etrangement, ton propos est venu con­forter la décision que j'ai prise au cours des derniers jours. J'y ai surtout retenu l'expression de ton amitié tendre et complice malgré l'inquiétude. je vou­drais cependant répondre.

rai longtemps écrit avec le même es­prit qui ne s'encombre pas des avis d'autrui quand ils sont dominants. Cela m'a donné une liberté de ton, un style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et irresponsabilité ou audace. Ou même naïveté. Certains aimaient cela, d'autres ne pouvaient l'accepter. J'ai taquiné les radicalités et essayé de défendre ma liberté face aux clichés dont j'avais horreur.

J'ai essayé aussi de penser. Par l'article de presse ou la littérature. Pas seule­ment parce que je voulais réussir mais aussi parce que j'avais la terreur de vivre une vie sans sens. Le journalisme, en Al­gérie, durant les années dures m'avait assuré de vivre la métaphore de l'écrit,le mythe de l'expérience,

rai donc écrit souvent, trop, avec fu­reur, colère et amusement. J'ai dit ce que je pensais du sort de la femme dans mon pays, de la liberté, de la religion et d'autres grandes questions qui peuvent nous mener à la prise de consciente, à l'abdication ou à l'intégrisme, selon nos buts dans la vie. Sauf qu'aujourd'hui, avec le succès médiatique, j'ai fini par comprendre deux ou trois choses.

D'abord que nous vivons désormais une époque de sommations. Si on n'est pas d'un côté, on est de l'autre; le texte sur «Cologne» j'en avais écrit une par­tie, celle sur la femme, il y a des années. A l'époque, cela n'a fait réagir personne ou si peu. Aujourd'hui, les temps ont changé: des crispations poussent à in­terpréter et l'interprétation pousse au procès. J'avais écrit cet article et celui du New York Times début janvier; leur suc­cession dans le temps est donc un acci­dent et pas un acharnement de ma part. J'ai écrit poussé par la honte et la colère contre les miens et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J'y ai dit ma pensée et mon analyse sur un aspect que l'on ne peut cacher sous prétexte de «charité culturelle».

je suis écrivain et je n'écris pas des thè­ses d'universitaire. C'est une émotion aussi. Que des universitaires pétition­nent contre moi aujourd'hui, à cause de ce texte, je trouve cela immoral: parce qu'ils ne vivent pas ma chair ni ma terre, et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me pronon­cent coupable d'islamophobie depuis des capitales occidentales et leurs ter­rasses de café où règnent le confort et la sécurité. Le tout servi en forme de pro­cès stalinien et avec le préjugé du spé­cialiste: je sermonne un indigène parce que je parle mieux que lui des intérêts des autres indigènes et postdécolonisés. Cela m'est intolérable comme posture. je pense que cela reste immoral de m'of­frir en pâture à la haine locale sous le

verdict d'islamophobie qui sert aujourd'hui aussi d'inquisition. je pense que c'est honteux de m'accuser de cela en restant bien loin de mon quotidien et celui des miens.

L'islam est une belle religion selon l'homme qui la porte, mais j'aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu'y résonnent les pas d'un homme qui marche. Ces pétitionnaires embusqués ne mesurent pas la consé­quence de leurs actes sur la vie d'autrui.

Cher ami, j'ai compris aussi que l'épo­que est dure. Comme autrefois l'écrivain venu du froid, aujourd'hui l'écrivain venu du monde dit «arabe» est piégé, sommé, poussé dans le dos et repoussé. La surinterprétation le guette et les mé­dias le harcèlent pour conforter qui une vision, qui un rejet et un déni. Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens. Le désir est malade dans nos terres et le corps est encerclé. Cela, on ne peut pas le nier et je dois le dire et le dé­noncer. Mais je me retrouve soudaine­ment responsable de ce qui va être lu se­lon les terres et les airs. Dénoncer la thé­ocratie ambiante chez nous devient un argument d'islamophobe ailleurs.

Est-ce ma faute? En partie. Mais c'est aussi la faute de notre époque. C'est ce qui s'est passé pour la tribune sur « Colo­gne». je l'assume mais je me trouve dé­solé pour ce à quoi elle peut servir comme déni d'humanité de l'Autre. L'écrivain venu des terres d'Allah se trouve aujourd'hui au centre de sollici­tations médiatiques intolérables. je n'y peux rien mais je peux m'en soustraire: par la prudence, comme je l'ai cru, mais aussi par le silence comme je le choisis désormais.

je vais donc m'occuper de littérature et, en cela, tu as raison. J'arrête le journa­lisme sous peu. je vais aller écouter des arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explo­rer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. je me résous à creuser et non déclamer.

J'ai pour ma terre l'affection du désen­chanté. Un amour secret et fort. Une passion. J'aime les miens .et les cieux que j'essaye de déchiffrer dans les livres et avec l'œil la nuit. je rêve de puissance, de souveraineté pour les miens, de cons­cience et de partage. Cela me déçoit de ne pas vivre ce rêve. Cela me met en co­lère ou me pousse au châtiment amou­reux. je ne hais pas les miens, ni l'homme en l'autre. je n'insulte pas les raisons d'autrui. Mais j'exerce mon droit d'être libre. Ce droit a été mal interprété, sollicité, malmené ou jugé. Aujourd'hui, je veux aussi la liberté de faire autre chose. Mille excuses si j'ai déçu, un mo­ment, ton amitié cher Adam.

Et si je rends publique cette lettre aujourd'hui, c'est parce qu'elle s'adresse aux gens affectueux de bonne foi comme toi.Et surtout à toi. •
Created by Readiris, Copyright IRIS 2009
Created by Readiris, Copyright IRIS 2009
écrivain est lauréat du prix
du premier roman Meursoult
" (Actes Sud, 2014)C

                article de Adam Shatz, que nous publions ci-con­tre. Les deux hommes échangent sur le débat suscité par deux récentes tribunes de fantas­mes », est parue dans Le Monde le 5 février, après avoir été diffusée par le quotidien ita­lien Là'Re.e.ubblica et le magazine suisse L'Hebdo. Le second article a été publié dans le New York Times du 14 février.
Ces deux textes portaient sur les agres­sions sexuelles de masse commises la nuit du 31 décembre à Cologne, dont les auteurs présumés seraient des migrants. Kamel Daoud soulignait ainsi dans Le Monde les «fantasmes " que révèle le débat sur la nuit de Cologne. Il s arrêtait tout d'abord aux réactions occidentales. ou deux lectures s'af-
__ ~,l'une tentée par l'angélisme. l'autre par la diabolisation. Kamel Daoud renvoie dos à dos la gauche et la droite (ainsi que l'ex­trême droite), qui refusent, selon lui, de pen­ser pleinement les événements. Contre ces idées préconçues, il demande que l'accueil ne soit pas seulement une procédure admi­nistrative, mais soit complété par une dé­marche d'accompagnement culturel. quitte « à partager, à imposer, à défendre, à faire comprendre» des valeurs, afin d'aider les mi­grants à sadapter a un nouvel espace où les femmes ne sont pas déconsidérées, comme elles le sont dans le monde arabo-musul­man. Car Cologne est le triste rappel du fait que la femme y est « niée, refusée, tuée, voi­lée, enfermée ou possédée », «Le sexe est la plus grande misère dans le "monde diUlah': A tel point qu'il a donné naissance à ce porno­islamisme dontfont discours les prêcheurs is­lamistes pour recruter leurs "fidèles", descrip­tions d'un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux,fantasme des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burqa. »

SILENCE MÉDIATIQUE
Il a poussé plus loin cette réflexion dans le New York Times. Il y affirmait: «Aujourd'hui, avec les derniers flux d'immigrés du Moyen­Orient et dilfrique, le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretien­nent avec la femme fait irruption en Europe. Ce qui avait été le spectacle dépaysant de ter­res lointaines prend les allures d'une confron­tation culturelle sur le sol même de l'Occi­dent. Une différence autrefois désamorcée par la distance et une impression de supério­rité est devenue une menace immédiate. Le grand public en Occident découvre, dans la . peuret l'agitation, que dans le monde musul­man le sexe est malade. »
Le 12 février, un collectif de chercheurs lui répondait dans les colonnes du Monde. Ils l'accusaient d' « alimenter les fantasmes is­lamophobes d'une partie croissante du pu­blic européen ». Il réduirait également « un espace regroupant plus d'un milliard d'ha­bitants et s'étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion ». Kamel Daoud aurait en outre le tort de présenter les réfugiés comme « culturellement ina­daptés et psychologiquement déviants », ils devraient « avant toute chose être réédu­qués ». Ce « paternalisme colonial» permet­trait de « conditionner l'accueil de personnes quifuient la guerre et la dévastation ».
Dans une tout autre affaire, un imam sala­fiste, Abdelfattah Hamadache Zeraoui; a pro­noncé une fatwa à son encontre le 16 décem­bre2014, appelant il son « exécution»,
L'écrivain fait aujourd'hui le choix du si lence médiatique, près de vingt ans après
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PAR ADAM SHATZ
Cher Kamel, il y a quelques jours, une amie tunisienne m'a envoyé une tribune parue dans Le Monde. Ce texte portait la signature de plusieurs universitaires que je connais. Des universi¬taires un peu bien-pensants, c'est vrai, mais, quand même, des gens qui ne sont pas tes adversaires - qui ne devraient pas être tes adversai¬res. Le ton de la lettre m'a dérangé. Je n'aimais pas le style de dénoncia¬tion publique, un style qui me rap¬pelait un peu le style gauche-sovié¬tique-puritain. Et tu dois savoir qu'en tant qu'ami je ne signerai pas de telle lettre contre toi, bien que je ne partage pas du tout les opinions que tu as exprimées dans cet article, et par la suite, même plus féroce¬ment encore, me semble-t-il, dans la tribune du New York Times.
Pour moi, c'est très difficile d'ima¬giner que tu pourrais vraiment croire ce que tu as écrit. Ce n'était pas le Kamel Daoud que je connais et dont j'ai fait le portrait dans un long article. Nous avons beaucoup parlé des problèmes de sexe dans le monde arabo-musulman quand j'étais à Oran. Mais nous avons aussi parlé des ambiguïtés de la « culture » (mot que je n'aime pas) ; par exem¬ple, le fait que les femmes voilées sont parfois parmi les plus émanci¬pées sexuellement. Dans tes écrits récents, c'est comme si toute l'ambi¬guïté dont nous avons tant discuté, et que, plus que personne, tu pour¬rais analyser dans toute sa nuance, a disparu. Tu l'as fait de plus dans des publications lues par des lecteurs oc¬cidentaux qui peuvent trouver dans ce que tu écris la confirmation de préjugés et d'idées fixes.
«TOMBER DANS DES PIÈGES»

Je ne dis pas que tu l'as fait exprès, ou même que tu joues le jeu des « im¬périalistes ». Non, je ne t'accuse de rien. Sauf de ne pas y penser, et de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux. Je pense ici surtout à l'idée selon laquelle il y aurait un rapport direct entre les événements de Cologne et l'isla¬misme, voire 1'« islam » tout court.
Je te rappelle qu'on a vu, il y a quel¬ques années, des événements simi¬laires, certes pas de la même am¬pleur, mais quand même, lors de la parade du Puerto Rican Day à New York. Les Portoricains qui ont alors molesté des femmes dans la rue n'étaient pas sous l'influence de l'islam mais de l'alcool...
Sans preuve que l'islam agissait sur les esprits de ces hommes à Co¬logne, il me semble curieux de faire. de telles propositions, et de suggé¬rer que cette « maladie » menace l'Europe ... Dans son livre La Maladie comme métaphore (Christian Bour¬gois, 2005), un ouvrage devenu un classique, Susan Sontag démontre que l'idée de « maladie » a une his-


toire pas très reluisante, souvent
liée au fascisme. Les juifs, comme tu r le sais, étaient considérés comme
une espèce de maladie; et les antisé¬mites d'Europe, au XIXe siècle, à l'époque de l'émancipation, se sont montrés très préoccupés des coutu- ". mes sexuelles des juifs et de la do-. '" mination des hommes juifs sur les
femmes ... Les échos de cette obses- ••
sion me mettent mal à l'aise.

Je ne dis pas qu'il ne faut pas parler de la question sexuelle dans le monde arabo-musulman. Bien sûr que non. Il y a beaucoup d'écrivains qui en ont parlé d'une façon révéla¬trice (la sociologue marocaine Fa¬tima Mernissi, le poète syrien Ado¬nis, même, quoiqu'un peu hystéri¬quement, le poète algérien Rachid Boudjedra) et je sais de nos conver¬sations, et de ton roman magistral, que tu as tout le talent nécessaire pour aborder ce sujet. Il n'y a pas beaucoup de personnes qui peu¬vent en parler avec une telle acuité. Mais après avoir réfléchi, et dans une forme qui va au-delà de la pro¬vocation et des clichés.

Après avoir lu ta tribune, j'ai dé¬jeuné avec une auteure égyptienne, une amie que tu aimerais bien, et elle me disait que ses jeunes amis au Caire sont tous bisexuels. C'est quelque chose de discret, bien sûr, mais ils vivent leur vie; ils trouvent leurs orgasmes, même avant le ma¬riage, ils sont créatifs, ils inventent une nouvelle vie pour eux-mêmes, et, qui sait, pour l'avenir de l'Egypte.

Il n'y a pas d'espace pour cette réa¬lité dans les articles que tu as pu¬bliés. Il n'y a que la « misère » - et la menace que représentent ces misé¬rables qui sont actuellement réfu¬giés en Europe. Comme les juifs le disent pour leur Pâque (et ce que les Israéliens oublient en Palestine) : il faut toujours se souvenir que l'on a été étranger dans la terre d'Egypte.

Kamel, tu es tellement brillant, et tu es tendre, aussi, ça, je le sais. C'est à toi, et à toi seul, de décider comment tu veux t'engager dans la politique, mais je veux que tu sa¬ches que je m'inquiète pour toi, et que j'espère que tu réfléchiras bien à tes positions ... et que tu retourneras au mode d'expression qui. à mon avis, est ton meilleur genre: la litté¬rature.

J'espère que tu comprendras que je t'écris avec le sentiment de la plus profonde amitié.

Adam Shatz est un essayiste
et journaiiste américain. Il contribue
la London Reviev« of Books.
En il un long
portrait de Kamel Daoud dans le" New York




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