Interesting read in Le Figaro Litteraire jeudi 24 novembre, 2016
http://www.lefigaro.fr/livres/2016/11/24/03005-20161124ARTFIG00048-gabriele-d-annunzio-l-homme-qui-inspira-malraux.php
L'homme qui inspira Malraux
|
L'essayiste italien montre ce que l'auteur
de «La Condition humaine» doit à Gabriele D'Annunzio.
|
PAR MAURIZIO SERRA
|
Écrivain et diplomate italien, Maurizio Serra est
l'auteur de sept livn s, dont des biographies de Curzio
Malaparte et Italo Svevo. En
, 2008, il a publié à La Table Ronde une passionnante
étude intitulée Les Frères séparés. Drieu La Rochelle, Aragon,
Malraux face à l'Histoire. Alors
qu'il prépare une biographie de Gabriele D'Annunzio, nous lui avons demandé
d'évoquer la place qu'occupa l'écrivain italien dans la vie de Malraux.
|
LE JEUNE MALRAUX s'est attaqué à son aîné Gabriele D'Annunzio (1863-
1938) avec la même énergie qu'il employa à piller
les temples khmers. Cela aurait réjoui l'intéressé, qui adorait ces
emprunts entre confrères sachant «voler» (dans les deux sens du terme!) à
la même altitude, et qui était lui-même un plagiaire sériel,
animé par une force, un élan, un amour intarissable du lyrisme universel,
qui lui faisaient «d' annWlZianiser » tout ce qu'il touchait: du Bhagavad-Gita à Catulle, Dante et
Victor Hugo, jusqu'aux lettres dictées au front par ses frères inconnus des
tranchées.
Celui qui annonçait à Clara: «Je finirai bien par être D'Annunzio!
» a largement tenu son pari. Ne
lisant -pas Iatangne de sorrrnotlêle, malgr
une grand-mère italienne, il s'est basé sur les traductions qu'André Doderet,
auteur non inoubliable de Sérénade sanglante et À quoi rêvent les
vieilles filles?, avait honnêtement fournies dans les années 1920, sous
la direction du maître, des chefs-d'œuvre de D'Annunzio entre l'exil
français (1910-1915) et la guerre: Contemplation de la mort, La Léda sans çygne, Envoi à la France, La Torche sous le
boisseau. Et, bien entendu, Nocturne, le journal de la perte de son
œil droit (pour fait de guerre) et de sa cécité provisoire, dont nous
retrouverons le ton abrupt et élégiaque jusque dans Le Miroir des limbes. En
revanche, dans L'Espoir il a repris la description des funérailles de
l'aviateur sur la colline, à la fin de Forse che siforse che no
(191O),le dernier roman de. D'Annunzio, officiellement traduit par une
Donatella Cross qui était une de ses innombrables maîtresses, Nathalie de
Goloubeff, en fait par l'auteur lui-même assisté de l'écrivain Charles
Müller, mort pour la France en 1914.
Se sont-ils connus? Selon Philippe Juillan, auteur dans les années
1970 d'une biographie très inventive du poète, Malraux lui déclara qu'il fut
convié au début de la Grande Guerre à une réunion dans un hôtel des Champs-
Élysées.
|
D'Annunzio
était là « en uniforme», alors qu'il ne
s'engagera volontaire, à cinquante-deux ans, qu'à son retour en Italie (en
1915). André avaitalors moins de quatorze ans.
À peine plus âgé, quarante ans plus tôt, Gabriele avait publié son
premier recueil de (mauvais) poèmes. Malheureusement, il ne reste aucune
trace de cette rencontre prémonitoire dans les carnets d'annunziens, qui
sont très détaillés à cette époque, à commencer par ses entrevues avec
Montesquiou, Barrès et Debussy. Il empile les boîtes de sardines, de crainte
que les bouchers lui servent du rat dans le Paris assiégé de 1914, comme en
1870. Il . cherche à mettre à l'abri son chenil de lévriers de course, dont
deux ou trois finiront à Philippe Pétain, qui allait prendre sa retraite. Au
général Gallieni d'origine lombarde qui lui parle en patois milanais (trois
mots, n'exagérons pas), il répond: «Je donnerais tous mes livres pour agir
comme vous! » Il va se recueillir sur la
sépulture de Péguy, qui avait éreinté son décadentisme dans les Cahiers de
la Quinzaine, quelques jours
avant que le traducteur allemand du poète français, le symboliste Ernst
Stadler, tombe à son tour au champ d'honneur. «Hideuse Europe, qui détruit
tes meilleurs
|
"Ne lisant pas la
langue
de son modèle, Malraux
s'est basé sur les traductions qu'André Doderet avait fournies dans
les années 1920 des chefs d'œuvre
de D'Annunzio"
MAURIZIO SERRA
JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO
|
fils ... » N'est-ce
pas actuel? Dans les salons du Faubourg Saint-Germain et chez Anne de
Noailles, il manque à plusieurs reprises l'occasion de croiser Proust qu'il
ne comprendra jamais (à quoi bon rechercherle temps s'il
est perdu? C'est vivre qu'il faut...): une fois c'est l'asthme de l'un, la
suivante un rendez-vous galant de l'autre. Bref, a-t-il rencontré également
ce Malraux en culottes courtes? Pourquoi pas, après tout? Tout est possible
à l'homme qui ira pérorer la cause de Dimitrov, l'instigateur présumé de
l'incendie du Reichstag, auprès d'un Goebbels qui ne s'en est même pas rendu
compte, et recueillera les confidences de Staline, qu'il a vu seulement de
loin sur la place Rouge; sans oublier ses entretiens avec Mao, qui occupent
des pages et des
|
pages des Antimémoires, l'équivalent d'une
petite demi-heure, temps de la traduction compris, selon le compte rendu
officiel.
Et puis, bien sûr, l'aviation est le nouveau mythe
qui les unira. Sans avoir passé son brevet de pilote (il n'a même pas son
permis de conduire), D'Annunzio, obsédé par la vitesse, saluant «le vent
rapide de la modernité», plane
sur tous les fronts de guerre et y risque vingt fois sa vie. Il est
observateur au début du conflit, commandant, trois ans plus tard, d'une
escadrille de chasse à laquelle il donne le nom vénitien de «La Serenissima».
Le commandant de l'Escadrille Espana s'en souviendra-t-il? On y trouve des
casse-cous, dont la moitié s'immoleront au combat et les autres
, chercheront la meilleure façon de périr après, dans
des raids faramineux Paris-Rio ou Rome- Tokyo, ou encore dans le «Noël de
sang» 1920, qui, à Fiume, opposera les légionnaires d'annunziens à l'armée
régulière italienne. Les survivants se retrouveront, fascistes ou résistants,
dans la nouvelle guerre mondiale. D'Annunzio, mort et embaumé entre-temps,
fils malgré tout de l'Europe libérale du XIXe siècle, aurait eu du mal à
concevoir Auschwitz et le Goulag. Son cadet était mieux équipé pour le
faire.
Dans la solitude carcérale du Vittoriale, son palais
de dix-sept ans d adieux sur le lac
de Garde (1921- 1938), le poète
ex-condottiere s'exclame encore à l'adresse de sa seconde patrie, qui l'a
tant déçu: «Vive la France, quand même et malgré tout!» D'Annunzio, qui dédaigne ses contemporains,
lira pourtant attentivement La Condition humaine, que l'auteur
ou l'éditeur lui feront parvenir peu après sa parution. Mais l'époque est
désormais lointaine, où il fut un auteur
choyé par ses pairs français. L'inepte amalgame avec ce fascisme qu'il
déteste, tout en s'inclinant à son emprise, l'a éloigné à jama'is de la Ville
Lumière, où il ne remettra plus les pieds. Il ne gardera comme lien que les
hommages onctueux de Valéry (qui le moque, derrière son dos, dans les
milieux de la NRF) ,la dévotion de l'insurgé Suarès ou celle de Montherlant,
qui lui doit un titre (Le paradis à l'ombre
des épées) et une autre belle ration d'emprunts, du Songe à La
Reine morte et Malatesta.
Je n'ai trouvé aucune mention explicite de D'Annunzio
dans le Malraux de la maturité, ce qui a autorisé la plupart des exégètes à
oublier, comme lui, qu'Il-fut l'un de ses précurseurs. Prudence de ministre?
Ils eurent, J'un et l'autre, leur (non nfisérable) petit tas de secrets,
mais également une vie bien remplie et une œuvre qui restera. C'est ce qui
compte .•
|
L
|